Les écrans font partie du quotidien des élèves, captant complètement leur attention. Gilles Vernet, professeur des écoles à Paris et réalisateur a choisi de travailler avec ses élèves de CM2 sur la dépendance aux écrans. Il en a fait un film “Et si on levait les yeux ?”, un documentaire passionnant.

Issu du monde de la finance, Gilles Vernet choisit de devenir enseignant il y a 18 ans pour des raisons familiales. Devenir instituteur était pour lui le moyen de donner un sens à sa vie. Pour lui, les enfants, c’est la vie, c’est l’avenir et on se doit en tant qu’adulte d’être attentif à leur évolution, de les préparer au monde de demain.  Avec ce documentaire, il entend sensibiliser l’ensemble de la communauté éducative à la nuisance des écrans pour le développement de l’enfant, du jeune. Entre deux conférences, il a accepté de répondre aux questions de la CFDT Éducation Formation Recherches Publiques.

Quelle est la genèse du film « Et si on levait les yeux ? » 

C’est l’immixtion progressive de ces écrans individuels dans la vie des familles et des enfants qui s’est faite à partir de 2010, 2011, 2012.

Quand j’ai réalisé mon premier film « Tout s’accélère » qui interrogeait avec mes élèves la course contre le temps de notre société, la question des nouvelles technologies se posait déjà en filigrane. Depuis le phénomène s’est amplifié.  Elles absorbent le temps et ont des conséquences très importantes sur mes élèves notamment quant à leur capacité à s’ouvrir sur le monde.

En distribuant une feuille aux parents lors de ma réunion de rentrée pour les sensibiliser à une utilisation modérée des écrans, la plupart m’ont remercié car ils se sont souvent dit impuissants et dans le conflit avec leurs enfants pour le faire respecter à la maison. Je me suis alors dit qu’il y avait un sujet. Il s’agissait aussi surtout de donner la parole aux premiers concernés : les enfants.  

Comment vois-tu cette conséquence dans les apprentissages ? Ecrans : et si on levait les yeux. Interview de Gilles Vernet, le réalisateur de ce documentaire.

Je donne tous les ans les mêmes textes de Stephan Zweig et Victor Hugo à mes élèves. Cela me permet de voir les mots qu’ils connaissent ou pas. Or année après année, j’ai de plus en plus d’enfants qui ne connaissent pas les mots. Mais surtout,  j’en ai de moins en moins qui répondent ou approchent le mot. J’ai quelques élèves vraiment lecteurs mais ils se comptent dans ma classe sur les doigts d’une seule main.
>J’ai aussi noté plein de difficultés de la part des enfants pour argumenter mais aussi dans leur capacité à attendre, dans leur sens de l’effort. Cet effort est vu comme une contrainte et non comme une émancipation. Le COVID a fait basculer quelque chose qui était en train de s’installer. Les écrans se sont alors généralisés avec des conséquences directes sur le comportement des élèves.

Plus l’enfant est devant écran, moins il lit, plus il a du mal à rester durablement concentré en classe sur une tâche. Mais il ne suffit pas d’interdire, il faut donner autre chose à voir, à faire.  

 Qu’en disent donc les enfants ?  

Comme je l’ai dit, ce sont les premiers concernés et le monde des adultes ne les écoutent pas assez. Quand on leur donne la parole comme dans mon film, les adultes en prennent aussi pour leur grade. Les enfants ont un regard assez lucide sur cet envahissement. Ils pointent ainsi l’excitation provoquée par l’utilisation des écrans notamment quand ils parlent des jeux. On a la même excitation sur l’utilisation des réseaux sociaux. Cela engendre soit des conflits, soit  des commentaires sur ce qu’il se passe, mais dans une relative impuissance.
>Ensuite, quand on les pousse à approfondir la réflexion, ils savent pertinemment que cela les accapare, qu’ils passent à côté de choses, que cela ne leur fait pas que du bien. Il est important de leur faire verbaliser cela.

De prime abord, on a “les écrans sont partout, ce sont les jeux, la consommation, les réseaux”. Il faut donc les inviter à “lever les yeux” et admettre qu’il y a une vie réelle à côté, pour les faire réfléchir à leur dépendance.  

Dans ton film, il y a beaucoup de séquences en classe où tu abordes cette problématique de façon philosophique, pourquoi le faire ainsi ? Quand les écrans empêchent les échanges directs ?

La philosophie fait partie intégrante de l’enseignement que je dispense aux élèves. Je démarre ainsi chaque semaine ma classe par une citation philosophique. En début d’année, les élèves sont complètement perdus. Ils regardent la phrase et ne savent pas ce qu’ils doivent en dire, comment ils doivent la comprendre.

On dirait que le langage n’est pas perçu par eux comme un instrument de pensée.

Au fil de l’année, semaine après semaine, grâce à des échanges langagiers importants, pour des élèves qui ne sont plus forcément habitués à parler, cela leur réapprend à le faire. Pour cela, pour moi, la philosophie est cruciale. Je ne comprends pas pourquoi on la réserve à la classe de terminale.

À chaque fois que l’on travaille une citation, on obtient des discussions géniales et surtout riches.

C’est ce type de questionnements que j’ai transposé sur les écrans dans le film et que chaque année, je viens greffer sur des grands sujets qui les concernent. Par ce biais, j’aborde cette question des écrans en moyenne deux fois par mois avec eux notamment pour les pousser à la lecture.  

Quelle place pour les parents ?  

Quand on est enseignant, on a souvent les parents à nos côtés. Ce sont souvent les familles des élèves plutôt sérieux en classe. On peut aussi avoir des parents qui font confiance bien que leur enfant soit dit difficile. Quand on a certains enfants issus de familles défavorisés et dysfonctionnelles, on a du mal à nouer des relations avec ces familles. La question de la place des parents est centrale dans tous les cas. Pour moi, toutes les classes de la République, dès la maternelle, devraient faire en début d’année un laïus sur les écrans. Il faut leur dire ce qui se passe pour leur enfant.

Quand les écrans sont omniprésents dans une famille, que toute la famille est sur son téléphone par exemple, il n’y a plus d’échanges langagiers et dans ce cas, l’enfant n’a aucun moyen d’acquérir un langage adéquat à son développement.

L’école se doit donc de prévenir les parents sur ce danger car pour la plupart, ils en sont inconscients. Les enseignants doivent oser cela. Pour moi,  ils/elles sont légitimés à observer les effets en classe des écrans sur les élèves. C’est un moyen de retrouver un acte d’autorité particulièrement sur cette question. On ne peut s’immiscer dans la vie des gens mais on se doit de dire les choses pour le bien de leurs enfants. Cela étant, les familles font ce qu’elles veulent. Mais un enseignant qui pose ce problème est pour moi dans son rôle. En faisant ce film, les parents de ma classe m’ont dit être demandeurs. Cela les épaulait dans leur lutte contre les écrans à la maison. Cela légitime leur parole dans leur fonctionnement en famille.  

Pourquoi avoir fait appel dans ton film à des spécialistes de la question des écrans ?  

Ces différentes personnes me permettent de légitimer le sujet.

Sabine Duflo, psychologue et fondatrice du collectif “CoSE”, traite quotidiennement ces enfants qui sont dans une addiction aux écrans. Son témoignage dans le film montre bien ces jeunes qui passent jusqu’à 16 ou 17 heures par jour sur un écran. Quand ils ne l’ont plus du tout, ils ne s’en plaignent que très peu finalement. La réponse de ces jeunes en disant “ici, on n’est pas seul, on s’occupe, il y a des choses à faire” montre bien le vide qui entoure parfois l’enfant, le jeune. Même si les adultes lui disent de ne pas aller sur l’écran, ces mêmes personnes passent leur temps à écrire des SMS ou consulter leur portable.

On y voit aussi Anne Alombert, philosophe qui apporte son analyse sur l’économie attentionnelle dans laquelle on place nos enfants face à des géants du numériques qui sont dans une logique de captation de l’attention grâce à des systèmes persuasifs très puissants. Pour elle, l’attention est quelque chose qui se cultive et en tant qu’enseignant, cela inquiète de la voir s’éparpiller.

L’attention, c’est la mémoire et cela permet la fixation des connaissances et en cela son témoignage enrichit le message que je voulais faire passer.

J’ai également sollicité Frédéric Lenoir, sociologue, écrivain. Dans son livre “L’économie du désir”, il explique l’importance de l’effort et la nécessité de renoncer à des désirs. Ceci pour avoir des satisfactions plus grandes sur le long terme. Enfin Ilios Kotsou, psychologue belge spécialiste des émotions est venu au contact des enfants pour les pousser dans l’analyse, dans la réflexion sur leur pratique par rapport aux écrans.  

Tu es parti en classe de découvertes avec l’objectif de vivre une semaine sans écran. Cela n’a-t-il pas été difficile pour tes élèves ? Jouer ensemble sans écran et découvrir le plaisir de rire, de parler, d'échanger.

Pas le moins du monde. Une seule élève a pour des raisons de conflits avec une autre de la classe, appelé sa maman. Ils y avaient droit une fois durant tout le séjour pour passer un appel mais sinon rien. Au contraire, du fait de notre réflexion menée sur l’année, les élèves savaient que durant cette classe, ils seraient délestés d’une chaîne.

Ce qui a été frappant, c’est que durant le voyage aller, on leur avait laissé leur portable et ils n’ont rien vu du paysage traversé. En arrivant, ils ont posé leur portable et se sont éparpillés sur les jeux et dans le bois. Je ne les ai quasiment pas revus de l’après-midi.  Ils jouaient d’eux-mêmes, je n’avais qu’à les surveiller. Dans leurs témoignages, les balades en forêt, le contact à la nature ont été des découvertes centrales. Mais ce qu’ils ont le plus découvert, c’est l’amitié, le fait de parler avec des autres élèves que l’on ne fréquentait pas habituellement dans la classe.

Ils ont clairement dit que le fait de communiquer directement avec d’autres avait changé leur regard sur les écrans.  

Quels rapports ont-ils aujourd’hui après cette parenthèse d’une année où ils/elles ont pris conscience de cet envahissement des écrans ?  

Pour certain.e.s, ce n’était effectivement qu’une parenthèse et ils/elles ont vite repris leurs habitudes. Une graine a cependant été semé dans leur esprit. Personnellement, je ne pense pas que cela doit être porté dans la contrainte pure. Je crois beaucoup dans l’éducation et dans une éducation qui se répète. À l’adolescence, c’est plus compliqué car on rentre dans les réseaux sociaux et on vit à travers.

Pour moi, il faut avoir cette réflexion qui au bout du compte n’engage pas que l’enfant mais aussi l’ensemble des adultes.

Ce film est pour cela en accès direct sur YouTube. On a pu ainsi recueillir de nombreux témoignages de familles qui en le voyant l’ont utilisé pour en parler.  Le conseil que j’ai envie de faire passer  : « Nous devons sanctuariser des moments où les écrans ne sont plus là, sinon nous serons toujours rattrapés par les communications ». C’est un message simple pour se réhabituer à l’échange mais aussi pour libérer la parole et l’affection qui existe dans la famille.  

Vous êtes intéressé.e.s :  

Livre “Et si on levait les yeux, plaidoyer d’un instituteur” Gilles Vernet, Editions Vuibert 

Film en accès libre sur YouTube : Et si on levait les yeux ? 

Pour organiser une conférence : Wake Up Production Guillaume Combastet  

Il existe également un kit pédagogique à destination des familles et des enseignant.e.s